Isabelle ROSSIGNOL "Sale linge"

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Vanille
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Isabelle ROSSIGNOL "Sale linge"

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Isabelle ROSSIGNOL

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Sale linge

Murielle a onze ans. Fille unique, elle vit avec ses parents à Longjumeau, en territoire perdu entre ville et campagne, dans les années 1960. L’école lui plaît, c’est une très bonne élève mais elle est très seule car tous l’évitent, même l’instituteur, tant elle est sale et dégage des odeurs nauséabondes. Il faut dire que chez elle, ce n’est pas vraiment le bonheur.

Le père, ouvrier dans l’industrie automobile, passe plus de temps au bistrot qu’auprès des siens. Quand il regagne son domicile, c’est dans un état lamentable pour prendre son repas devant la télé. La mère, aigrie, tente de faire survivre sa petite famille à coup d’économie d’eau, de nourriture et d’électricité. Les brassières qu’elle coud à la va-vite pour les voisines rapportent trop peu pour compenser l’argent bu par son mari.

Pour améliorer l’ordinaire, à la demande de l’épicière ou d’autres futures mamans involontaires, elle joue la faiseuse d’anges contre bons services et petits cadeaux. Acte clandestin aléatoire mais somme tout ordinaire avant la promulgation de la loi Simone Veil. « C’est pour pas faire des malheureux qu’on fait ça ! […] I’faut pas être pauvres pour avoir plein d’mômes ». Une façon pour la mère d’affirmer une certaine solidarité féminine aussi. Le père, lui, s’applique consciencieusement à ne rien voir des activités illégales de son épouse.

Ici, tout est sale, tout est gras et les odeurs semblent imprégner chaque chose de façon irrémédiable : le sol vaguement et rapidement effleuré par une serpillière douteuse, l'eau de vaisselle recyclée comme eau de cuisson pour les pâtes quotidiennes, le gant de toilette unique, utilisé indistinctement par toute la famille, traînant en permanence au fond du lavabo. Il y a aussi les tissus pleins du sang malodorant du flux menstruel de la mère qui trempent bien en vue au cœur dans la baignoire. « j’laisse ça la pour qu’i voie ton père comment on souffre ».

Dans cet univers sans violence mais sans tendresse, Murielle survit sans savoir ce qui l’attend demain. De la rancœur, de la haine par moments chez cette enfant aux prises avec l’innommable, bien sûr, mais de désir de fuite, aucun, ni rêves pour éclairer ses nuits. Car, chez ces gens-là, monsieur, on ne rêve pas, comme disait le grand Jacques. C'est la misère sociale et familiale à l’état pur, vue à hauteur d’une enfant à peine grandie. Enracinée dans sa condition, enchaînée à ses parents, même la crasse qui la dégoûte tant, elle la revendique, face à ses camarades, comme un signe d’appartenance.

Quand un jour, sur le chemin de l’école, un homme la culbute et lui tripote les seins dans un fossé, elle ne se révolte pas mais au contraire s’attache à cette main qui lui fait momentanément découvrir un plaisir et à cet homme brutal qui par cet acte la fait exister. Au point d’y retourner le lendemain.

Dans sa quête de tendresse, même les gestes ambigus du père se trouvent accueillis avec bienveillance. « – viens petite ! Ici, tout le monde dit "toi"» pour l’appeler. Parfois on peut lui dire "elle" si bien que "petite", et que ce soit le père, elle aime et avance. Elle place ses pieds au ras du tas, si prés qu’ils se heurtent à ceux du père et que son corps tombe. Aussitôt, les bras du père se referment sur elle, le père qui la touche, sur les fesses, mais aussi le long de son dos, puis sur ses cheveux et les joues. […] Mais elle ne cherche pas à s’échapper. Elle pense seulement à la mère. A ses mains, à elle, qui ne serrent pas, ne caressent pas, quand celles du père, calleuses, épaisses, elle les sent douces sur ses cheveux, et elle aime cette douceur ».

Les corps ont toujours obsédé Isabelle Rossignol. Dans ses livres, elle les restitue de manière quasi-naturaliste et celui-ci ne se démarque pas, en cela, de sa production antérieure. Pour cette histoire singulière, inspirée, signale la quatrième de couverture, d’une histoire authentique, ce parti pris d’écriture, ce basculement dans le charnel, est en parfaite adéquation avec la nature même de ce qui est narré. Un facteur supplémentaire, à la lecture, de force et d’émotions. Sale linge est un livre de sensations, écœurant parfois, qui peut mettre mal à l’aise ou provoquer le dégoût. Mais il a l’immense talent de pousser le lecteur dans ses retranchements ultimes, et, par la magie d’une écriture brutale mais respectueuse de ses personnages, il produit, devant ce processus extrême de dégradation physique et morale restitué en direct, un effet de fascination.


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