De la véritable histoire du Chevalier Ange Noir
et de sa fille Gié Bele.
Bien que ce fût par pur esprit de vengeance que le Roy m'avait confié cette mission, je n'avais pas trop le droit de me plaindre puisque c'était de moi, que venait, au départ, cette idée de colonisation. De plus, pour être honnête, je commençais à me lasser de la vie oisive d'homme riche que je menais et je hantais la taverne de Lighthaven à l'affût d'une affaire extraordinaire qui m'appellerait au loin. En fait, j'aurais bien accueilli cette expédition si le Roy ne m'avait pas intimé l'ordre de rester sur place jusqu'à ce que les colons soient parfaitement installés. Je risquais d'être bloqué là pour une année, sinon davantage. Quand j'étais plus jeune et que mes chemins et mes jours me semblaient infinis, je ressentais moins le temps perdu, mais j'avais quarante deux ans et je haïssais l'idée de consacrer une des années qui me restaient à vivre à accomplir une tâche monotone dans un village sinistre alors que, peut-être, des occasions plus enthousiasmantes pourraient se présenter.
Je préparais néanmoins cette expédition avec le plus grand soin et je fis d'abord venir tous les membres de ma maisonnée pour les mettre au courant de ma mission.
"Je suis trop égoïste pour me passer de ma famille pendant si longtemps. Gié Bele, mon enfant, tu n'as jamais dépassé les chaussées de Lighthaven. Le voyage risque d'être pénible, mais si tu veux venir avec moi, je crois qu'il te saura profitable et que tu apprendras beaucoup de choses sur les pays que nous allons traverser."
- Et tu me le demande! s'exclama-t-elle. Mais... et mes études, père, à la Maison de l'Apprentissage des Manières?
- Tu n'auras qu'à dire à tes professeurs que tu pars en voyage et que ton père leur garantit que tu en apprendras davantage sur les routes qu'entre quatre murs.
J'aimerais que tu viennes aussi, Eskarina.
- Oh, oui, me répondit-elle immédiatement, les yeux brillants. Je suis contente que tu ne veuilles plus voyager seul. Si je peux être...
- Tu le seras. Une jeune fille de l'âge de Gié Bele a besoin d'un chaperon.
- Ah! fit-elle et l'éclat disparut de son regard.
- Une troupe de soldats et de paysans, ce n'est pas une compagnie idéale; je voudrais que tu ne quittes pas Gié et que tu dormes avec elle.
- Que je dorme avec elle, répéta Eskarina.
- Boccioni et toi, Russolo, je vous confie la garde de la maison et de toutes mes affaires.
Ils me promirent de s'occuper de tout et m'assurèrent que je retrouverais ma maison en parfait état, quelle que soit la durée de mon absence.
"Je n'en doute pas, leur répondis-je. Et maintenant, Russolo, j'ai une commission pour toi."
Je l'envoyais chercher les sept vieux soldats qui m'avaient déjà servi d'escorte. Je fus attristé, mais pas réellement surpris, quand il revint en m'annonçant que trois d'entre eux étaient morts. Les quatre restants n'avaient pas rajeuni, mais il répondirent sans hésitation à mon appel. Ils se présentèrent bravement devant moi, se redressant du mieux qu'ils le pouvaient pour que je ne voie pas leurs muscles avachis et leurs articulations noueuses. Ils parlaient et riaient très haut pour détourner mon attention des rides et des plis de leur visage. Je ne leur fis pas l'insulte de le leur faire remarquer; leur empressement à accepter ma proposition était une preuve de leur vaillance et je les aurais engagés même si je les avais vus arriver appuyés sur des bâtons. Je leur expliquai en quoi consisterait notre expédition, puis-je m'adressai personnellement au plus âgé, mon frère Varelli, ce qui m'a toujours semblé signifier: Furieux contre tous.
"Les soldats du Roy et les deux cents civils nous attendent à Windhowl. Allez vous assurer qu'ils sont prêts à se mettre en route, Varelli. J'ai bien peur qu'ils n'aient pas pris toutes les dispositions nécessaires, ils n'ont pas l'habitude de voyager. Vous autres, allez acheter tout l'équipement et les provisions dont nous aurons besoin, vous quatre, ma fille, Eskarina et moi."
La façon dont les émigrants se comporteraient pendant le voyage me préoccupait davantage que l'accueil que leur réserverait la population de Stoneheim. Ces gens étaient des paysans, comme ceux que je devais escorter. Je comptais même qu'ils seraient heureux de l'arrivée de ces nouveaux colons avec qui ils pourraient se mélanger et se marier.
Les habitants de Stoneheim n'ont jamais cherché à se soumettre au tribut, car excepté les produits agricoles, ce pays n'a guère de trésors à offrir. Leur principale richesse leur vient de sources d'eau chaude, difficilement confiscables et de toute manière ils n'avaient jamais fait de difficulté pour nous céder des fioles d'eau minérales au goût et à l'odeur atroces, mais très réputée comme fortifiant. Les médecins prescrivaient souvent à leurs malades d'aller dans ce pays pour se baigner dans ces eaux chaudes et puantes et les indigènes avaient construit plusieurs auberges relativement luxueuses à proximité des sources. En somme, je n'avais pas grand-chose à redouter d'une population de cultivateurs et d'aubergistes.
Le lendemain, je vis revenir Varelli qui me dit:
"Vous aviez raison, Chevalier Ange. Ces rustres avaient pris leurs meules à grain et les effigies de leurs dieux préférés, au lieu d'emporter des semences et de la farine de blé pour le voyage. Ils ont fort rouspété, mais je les ai obligés à abandonner tout ça.
- Et ces gens, pensez-vous qu'ils vont pouvoir former une communauté capable de se suffire à elle-même?
- Je crois. Ce sont tous des paysans, mais il y en a parmi eux qui sont aussi maçons, plâtriers ou charpentier. Toutefois, ils se plaignent d'une chose: ils n'ont pas de prêtres parmi eux.
- Je n'ai jamais vu une communauté s'installer quelque part sans qu'aussitôt une multitude de prêtres surgisse d'on ne sait où, exigeant d'être bien nourrie, crainte et respectée."
Cependant, je prévins le palais et on nous attribua six ou sept prêtres novices, si jeunes que leur robe noire n'avait pas eu le temps de s'imprégner de sang et de crasse.
Je franchis la chaussée de Lighthaven avec Eskarina et Gié Bele la veille du jour fixé pour le grand départ et nous passâmes la nuit à Windhowl. Je me présentai, donnai l'ordre d'être prêt à partir aux premières lueurs de l'aube et vérifiais que les chargements étaient équitablement répartis entre tous. Mes quatre sous-officiers rassemblèrent les soldats du Roy et je les passai en revue, ce qui suscita des sarcasmes étouffés dans les rangs.
Les civils durent certainement n'en penser pas moins, car leurs griefs étaient nombreux, le principal étant qu'ils n'avaient jamais voulu émigrer. Le Roy avait omis de me dire que ce n'étaient pas des volontaires mais un "surplus de population" ramassé par ses troupes. Ces gens avaient, à juste titre, l'impression d'avoir été bannis. Les soldats étaient tout aussi mécontents; ils n'appréciaient pas ce rôle de gardiens qu'on leur faisait jouer et rechignaient à partir si loin de Windhowl, non pas vers quelque champ de bataille glorieux, mais vers une monotone garnison. Pour toutes ces raisons, j'appréhendais fort être en butte à des mutineries et à des désertions.
Moi aussi, j'ai souvent eu envie de déserter. Les soldats au moins, savaient marcher, mais les civils traînaient, s'égaraient; ils avaient mal aux pieds, ils boitaient, ils grognaient, ils pleurnichaient. Il y en avait toujours un qui avait envie de se reposer. Les femmes demandaient sans cesse à s'arrêter pour donner le sein à leurs enfants. Les prêtres devaient faire halte à heure fixe pour adresser des prières à tel ou tel dieu. Quand j'imposais une allure rapide, les paresseux se plaignaient que j'allais les tuer. Quand je ralentissais pour faire plaisir aux traînards, les autres prétendaient qu'ils seraient morts de vieillesse avant d'arriver à destination.
La seule chose qui rendait mon voyage agréable, c'était la présence de Gié Bele. Elle s'extasiait joyeusement devant chaque paysage nouveau. Elle trouvait toujours quelque chose qui lui réjouissait les yeux et le cœur.
Nous suivions la principale route de commerce du sud qui traverse des endroits magnifiques, mais trop connus pour Eskarina, mes sous-officiers et moi. Quant aux émigrants, ils étaient incapables de se passionner pour autre chose que leurs malheurs personnels. Même si nos avions parcouru le désert de Raven Dust je crois que Gié Bele l'aurait trouvé merveilleux.
Parfois, elle se mettait à chanter sans raison apparente, comme un oiseau; elle avait récolté à l'école de nombreux lauriers pour ses talents à chanter et à danser. Quand elle chantait, même le plus grincheux cessaient un moment de geindre pour l'écouter. Quand elle n'était pas trop fatiguée par la longue journée de marche, elle éclairait notre sombre nuit en dansant après le repas du soir. Un de mes vieux soldats l'accompagnait à la flûte et ces soirs-là, les gens allaient se coucher sur le sol raboteux en gémissant un peu moins qu'à l'ordinaire.
Vingt jours après notre départ de Lighthaven -il en aurait fallu douze pour un marcheur aguerri et peu chargé- nous arrivâmes à Raven's Dust que je connaissais depuis longtemps. Après y avoir passé la nuit, nous obliquâmes vers le nord-est, sur une petite route qui était nouvelle pour tout le monde. Le chemin serpentait à travers d'agréables vallées verdoyantes et de jolies montagnes bleues, peu élevées. Après quatre jours de marche nous nous trouvâmes dans une vallée très dégagée où un gué traversait un cours d'eau large, mais peu profond. Je pris un peu d'eau dans ma main pour la goûter. Varelli s'approcha de moi et me demanda:
"Qu'en pensez-vous?
- Elle n'est ni amère, ni chaude, ni malodorante. C'est de l'eau potable et elle pourrait servir à arroser ces terres qui paraissent riches. Je ne vois aucune habitation, ni aucune culture. Je crois que c'est l'endroit idéal pour fonder Stonecrest. Allez le leur dire."
Varelli se retourna et se mit à hurler:
"Posez vos paquets. On est arrivé!
- Qu'ils se reposent aujourd'hui. On se mettra au travail demain.
- Demain, s'écria un prêtre à côté de moi, après-demain et après après-demain seront des journées réservées à la consécration de la terre. Avec votre permission, bien entendu.
- C'est la première colonie que je fonde, jeune seigneur prêtre, je n'ai pas l'habitude de toutes ces formalités. Faites tout ce que demandent les dieux."
Oui, c'est exactement les paroles que j'ai prononcées, sans penser qu'elles seraient considérées comme une permission à tous les abus de la religion, sans prévoir la manière dont elles pourraient être interprétées et sans me douter le moins du monde que je les regretterais amèrement toute ma vie. La cérémonie de consécration des terres dura trois jours entiers, avec prières, invocations et fumées d'encens. Certains rites étaient uniquement l'affaire des prêtres, mais d'autres requéraient la participation de tous. Je ne fis aucune objection car soldats et colons se réjouissaient à l'idée de ces journées de repos et de détente. Gié Bele et Eskarina étaient, elles aussi, visiblement ravies d'avoir l'occasion de revêtir des habits plus riches plus féminins que la tenue de voyage qu'elles avaient sur le dos depuis si longtemps.
La plupart des hommes de la caravane avaient femme et enfants; cependant, il y avait deux ou trois veufs qui profitèrent de la fête pour faire, l'un après l'autre, la cour à Eskarina. Certains jeunes garçons firent également des avances maladroites à Gié Bele. Je ne pouvais les critiquer car Eskarina et Gié Bele étaient infiniment plus belles, plus fines et plus désirables que les paysannes lourdes et trapues qui les accompagnaient.
Quand elle croyait que je ne la voyais pas, Eskarina repoussait avec hauteur les hommes qui venaient lui demander de danser avec eux ou qui trouvait un prétexte quelconque pour s'approcher d'elle. Mais parfois, quand elle savait que j'étais dans les parages, elle aguichait outrageusement un pauvre rustre avec des yeux et un sourire si doux que le malheureux en transpirait d'émotion. Je voyais bien qu'elle agissait ainsi pour me montrer qu'elle était encore une femme attirante. Pour moi, contrairement à ces paysans qui l'adulaient, j'étais depuis longtemps accoutumé à ses manigances et à ses ruses. Je me contentais de faire de grands sourires et d'opiner du chef, comme un frère qui donne sa bénédiction. Alors son regard se glaçait, sa voix se faisait cinglante et le malheureux, si soudainement congédier, n'avait plus qu'à battre piteusement en retraite.
Gié Bele, elle, ignorait ces jeux. Elle était aussi pure que les danses qu'elle exécutait. Quand un jeune homme s'approchait d'elle, elle le considérait avec tant d'étonnement et de candeur qu'après avoir balbutié quelques mots, il baissait les yeux, rougissait et s'éclipsait furtivement. Son innocence même la rendait inviolable, une innocence qui faisait honte au galant comme s'il s'était conduit de façon indécente. Je restais à l'écart, doublement fier de ma fille; fier de la voir si belle et fier de savoir qu'elle saurait attendre l'homme qu'elle aimerait. Combien de fois depuis, ai-je regretté que les dieux ne m'aient pas terrassé à ce même instant en punition de ma vanité. Mais les dieux ont des châtiments bien plus cruels en réserve.
Le soir du troisième jour, quand les prêtres épuisés eurent annoncé que la cérémonie était terminée et qu'on pouvait se mettre au travail pour édifier la nouvelle communauté sur des terres consacrées, je dis à Varelli:
"demain, les femmes vont commencer à couper des branches pour faire des huttes et les hommes vont défricher les bords de la rivière. Le Roy a donné l'ordre que les semailles se fassent le plus rapidement possible et les colons n'auront besoin que d'abris rudimentaires pendant ce temps. Plus tard, avant la saison des pluies, nous tracerons les rues et nous ferons les habitations définitives. En attendant, les soldats vont se trouver inactifs, aussi, comme la nouvelle de notre installation a dû déjà parvenir à la capitale, je crois que nous devrions nous hâter d'aller rendre visite au chef, un centaure, pour lui faire connaître nos intentions. Nous emmènerons les soldats avec nous. Ils sont assez nombreux pour empêcher qu'on nous fasse prisonniers ou qu'on nous expulse, mais pas assez tout de même pour faire que nous venons en agresseurs."
Je me tournais ensuite vers Eskarina pour lui dire:
"Si je me présente à la cour du chef centaure en compagnie d'une jolie femme, ma mission paraîtra plus amicale qu'audacieuse. Puis-je te demander, Eskarina, de...
- De t'accompagner, Chevalier Ange, comme ton épouse?
- Oui, pour les apparences. A notre âge, le fait que nous prenions des chambres séparées ne suscitera pas d'étonnement. - A notre âge!" explosa-t-elle soudain. Mais elle se calma aussitôt.
et de sa fille Gié Bele.
Bien que ce fût par pur esprit de vengeance que le Roy m'avait confié cette mission, je n'avais pas trop le droit de me plaindre puisque c'était de moi, que venait, au départ, cette idée de colonisation. De plus, pour être honnête, je commençais à me lasser de la vie oisive d'homme riche que je menais et je hantais la taverne de Lighthaven à l'affût d'une affaire extraordinaire qui m'appellerait au loin. En fait, j'aurais bien accueilli cette expédition si le Roy ne m'avait pas intimé l'ordre de rester sur place jusqu'à ce que les colons soient parfaitement installés. Je risquais d'être bloqué là pour une année, sinon davantage. Quand j'étais plus jeune et que mes chemins et mes jours me semblaient infinis, je ressentais moins le temps perdu, mais j'avais quarante deux ans et je haïssais l'idée de consacrer une des années qui me restaient à vivre à accomplir une tâche monotone dans un village sinistre alors que, peut-être, des occasions plus enthousiasmantes pourraient se présenter.
Je préparais néanmoins cette expédition avec le plus grand soin et je fis d'abord venir tous les membres de ma maisonnée pour les mettre au courant de ma mission.
"Je suis trop égoïste pour me passer de ma famille pendant si longtemps. Gié Bele, mon enfant, tu n'as jamais dépassé les chaussées de Lighthaven. Le voyage risque d'être pénible, mais si tu veux venir avec moi, je crois qu'il te saura profitable et que tu apprendras beaucoup de choses sur les pays que nous allons traverser."
- Et tu me le demande! s'exclama-t-elle. Mais... et mes études, père, à la Maison de l'Apprentissage des Manières?
- Tu n'auras qu'à dire à tes professeurs que tu pars en voyage et que ton père leur garantit que tu en apprendras davantage sur les routes qu'entre quatre murs.
J'aimerais que tu viennes aussi, Eskarina.
- Oh, oui, me répondit-elle immédiatement, les yeux brillants. Je suis contente que tu ne veuilles plus voyager seul. Si je peux être...
- Tu le seras. Une jeune fille de l'âge de Gié Bele a besoin d'un chaperon.
- Ah! fit-elle et l'éclat disparut de son regard.
- Une troupe de soldats et de paysans, ce n'est pas une compagnie idéale; je voudrais que tu ne quittes pas Gié et que tu dormes avec elle.
- Que je dorme avec elle, répéta Eskarina.
- Boccioni et toi, Russolo, je vous confie la garde de la maison et de toutes mes affaires.
Ils me promirent de s'occuper de tout et m'assurèrent que je retrouverais ma maison en parfait état, quelle que soit la durée de mon absence.
"Je n'en doute pas, leur répondis-je. Et maintenant, Russolo, j'ai une commission pour toi."
Je l'envoyais chercher les sept vieux soldats qui m'avaient déjà servi d'escorte. Je fus attristé, mais pas réellement surpris, quand il revint en m'annonçant que trois d'entre eux étaient morts. Les quatre restants n'avaient pas rajeuni, mais il répondirent sans hésitation à mon appel. Ils se présentèrent bravement devant moi, se redressant du mieux qu'ils le pouvaient pour que je ne voie pas leurs muscles avachis et leurs articulations noueuses. Ils parlaient et riaient très haut pour détourner mon attention des rides et des plis de leur visage. Je ne leur fis pas l'insulte de le leur faire remarquer; leur empressement à accepter ma proposition était une preuve de leur vaillance et je les aurais engagés même si je les avais vus arriver appuyés sur des bâtons. Je leur expliquai en quoi consisterait notre expédition, puis-je m'adressai personnellement au plus âgé, mon frère Varelli, ce qui m'a toujours semblé signifier: Furieux contre tous.
"Les soldats du Roy et les deux cents civils nous attendent à Windhowl. Allez vous assurer qu'ils sont prêts à se mettre en route, Varelli. J'ai bien peur qu'ils n'aient pas pris toutes les dispositions nécessaires, ils n'ont pas l'habitude de voyager. Vous autres, allez acheter tout l'équipement et les provisions dont nous aurons besoin, vous quatre, ma fille, Eskarina et moi."
La façon dont les émigrants se comporteraient pendant le voyage me préoccupait davantage que l'accueil que leur réserverait la population de Stoneheim. Ces gens étaient des paysans, comme ceux que je devais escorter. Je comptais même qu'ils seraient heureux de l'arrivée de ces nouveaux colons avec qui ils pourraient se mélanger et se marier.
Les habitants de Stoneheim n'ont jamais cherché à se soumettre au tribut, car excepté les produits agricoles, ce pays n'a guère de trésors à offrir. Leur principale richesse leur vient de sources d'eau chaude, difficilement confiscables et de toute manière ils n'avaient jamais fait de difficulté pour nous céder des fioles d'eau minérales au goût et à l'odeur atroces, mais très réputée comme fortifiant. Les médecins prescrivaient souvent à leurs malades d'aller dans ce pays pour se baigner dans ces eaux chaudes et puantes et les indigènes avaient construit plusieurs auberges relativement luxueuses à proximité des sources. En somme, je n'avais pas grand-chose à redouter d'une population de cultivateurs et d'aubergistes.
Le lendemain, je vis revenir Varelli qui me dit:
"Vous aviez raison, Chevalier Ange. Ces rustres avaient pris leurs meules à grain et les effigies de leurs dieux préférés, au lieu d'emporter des semences et de la farine de blé pour le voyage. Ils ont fort rouspété, mais je les ai obligés à abandonner tout ça.
- Et ces gens, pensez-vous qu'ils vont pouvoir former une communauté capable de se suffire à elle-même?
- Je crois. Ce sont tous des paysans, mais il y en a parmi eux qui sont aussi maçons, plâtriers ou charpentier. Toutefois, ils se plaignent d'une chose: ils n'ont pas de prêtres parmi eux.
- Je n'ai jamais vu une communauté s'installer quelque part sans qu'aussitôt une multitude de prêtres surgisse d'on ne sait où, exigeant d'être bien nourrie, crainte et respectée."
Cependant, je prévins le palais et on nous attribua six ou sept prêtres novices, si jeunes que leur robe noire n'avait pas eu le temps de s'imprégner de sang et de crasse.
Je franchis la chaussée de Lighthaven avec Eskarina et Gié Bele la veille du jour fixé pour le grand départ et nous passâmes la nuit à Windhowl. Je me présentai, donnai l'ordre d'être prêt à partir aux premières lueurs de l'aube et vérifiais que les chargements étaient équitablement répartis entre tous. Mes quatre sous-officiers rassemblèrent les soldats du Roy et je les passai en revue, ce qui suscita des sarcasmes étouffés dans les rangs.
Les civils durent certainement n'en penser pas moins, car leurs griefs étaient nombreux, le principal étant qu'ils n'avaient jamais voulu émigrer. Le Roy avait omis de me dire que ce n'étaient pas des volontaires mais un "surplus de population" ramassé par ses troupes. Ces gens avaient, à juste titre, l'impression d'avoir été bannis. Les soldats étaient tout aussi mécontents; ils n'appréciaient pas ce rôle de gardiens qu'on leur faisait jouer et rechignaient à partir si loin de Windhowl, non pas vers quelque champ de bataille glorieux, mais vers une monotone garnison. Pour toutes ces raisons, j'appréhendais fort être en butte à des mutineries et à des désertions.
Moi aussi, j'ai souvent eu envie de déserter. Les soldats au moins, savaient marcher, mais les civils traînaient, s'égaraient; ils avaient mal aux pieds, ils boitaient, ils grognaient, ils pleurnichaient. Il y en avait toujours un qui avait envie de se reposer. Les femmes demandaient sans cesse à s'arrêter pour donner le sein à leurs enfants. Les prêtres devaient faire halte à heure fixe pour adresser des prières à tel ou tel dieu. Quand j'imposais une allure rapide, les paresseux se plaignaient que j'allais les tuer. Quand je ralentissais pour faire plaisir aux traînards, les autres prétendaient qu'ils seraient morts de vieillesse avant d'arriver à destination.
La seule chose qui rendait mon voyage agréable, c'était la présence de Gié Bele. Elle s'extasiait joyeusement devant chaque paysage nouveau. Elle trouvait toujours quelque chose qui lui réjouissait les yeux et le cœur.
Nous suivions la principale route de commerce du sud qui traverse des endroits magnifiques, mais trop connus pour Eskarina, mes sous-officiers et moi. Quant aux émigrants, ils étaient incapables de se passionner pour autre chose que leurs malheurs personnels. Même si nos avions parcouru le désert de Raven Dust je crois que Gié Bele l'aurait trouvé merveilleux.
Parfois, elle se mettait à chanter sans raison apparente, comme un oiseau; elle avait récolté à l'école de nombreux lauriers pour ses talents à chanter et à danser. Quand elle chantait, même le plus grincheux cessaient un moment de geindre pour l'écouter. Quand elle n'était pas trop fatiguée par la longue journée de marche, elle éclairait notre sombre nuit en dansant après le repas du soir. Un de mes vieux soldats l'accompagnait à la flûte et ces soirs-là, les gens allaient se coucher sur le sol raboteux en gémissant un peu moins qu'à l'ordinaire.
Vingt jours après notre départ de Lighthaven -il en aurait fallu douze pour un marcheur aguerri et peu chargé- nous arrivâmes à Raven's Dust que je connaissais depuis longtemps. Après y avoir passé la nuit, nous obliquâmes vers le nord-est, sur une petite route qui était nouvelle pour tout le monde. Le chemin serpentait à travers d'agréables vallées verdoyantes et de jolies montagnes bleues, peu élevées. Après quatre jours de marche nous nous trouvâmes dans une vallée très dégagée où un gué traversait un cours d'eau large, mais peu profond. Je pris un peu d'eau dans ma main pour la goûter. Varelli s'approcha de moi et me demanda:
"Qu'en pensez-vous?
- Elle n'est ni amère, ni chaude, ni malodorante. C'est de l'eau potable et elle pourrait servir à arroser ces terres qui paraissent riches. Je ne vois aucune habitation, ni aucune culture. Je crois que c'est l'endroit idéal pour fonder Stonecrest. Allez le leur dire."
Varelli se retourna et se mit à hurler:
"Posez vos paquets. On est arrivé!
- Qu'ils se reposent aujourd'hui. On se mettra au travail demain.
- Demain, s'écria un prêtre à côté de moi, après-demain et après après-demain seront des journées réservées à la consécration de la terre. Avec votre permission, bien entendu.
- C'est la première colonie que je fonde, jeune seigneur prêtre, je n'ai pas l'habitude de toutes ces formalités. Faites tout ce que demandent les dieux."
Oui, c'est exactement les paroles que j'ai prononcées, sans penser qu'elles seraient considérées comme une permission à tous les abus de la religion, sans prévoir la manière dont elles pourraient être interprétées et sans me douter le moins du monde que je les regretterais amèrement toute ma vie. La cérémonie de consécration des terres dura trois jours entiers, avec prières, invocations et fumées d'encens. Certains rites étaient uniquement l'affaire des prêtres, mais d'autres requéraient la participation de tous. Je ne fis aucune objection car soldats et colons se réjouissaient à l'idée de ces journées de repos et de détente. Gié Bele et Eskarina étaient, elles aussi, visiblement ravies d'avoir l'occasion de revêtir des habits plus riches plus féminins que la tenue de voyage qu'elles avaient sur le dos depuis si longtemps.
La plupart des hommes de la caravane avaient femme et enfants; cependant, il y avait deux ou trois veufs qui profitèrent de la fête pour faire, l'un après l'autre, la cour à Eskarina. Certains jeunes garçons firent également des avances maladroites à Gié Bele. Je ne pouvais les critiquer car Eskarina et Gié Bele étaient infiniment plus belles, plus fines et plus désirables que les paysannes lourdes et trapues qui les accompagnaient.
Quand elle croyait que je ne la voyais pas, Eskarina repoussait avec hauteur les hommes qui venaient lui demander de danser avec eux ou qui trouvait un prétexte quelconque pour s'approcher d'elle. Mais parfois, quand elle savait que j'étais dans les parages, elle aguichait outrageusement un pauvre rustre avec des yeux et un sourire si doux que le malheureux en transpirait d'émotion. Je voyais bien qu'elle agissait ainsi pour me montrer qu'elle était encore une femme attirante. Pour moi, contrairement à ces paysans qui l'adulaient, j'étais depuis longtemps accoutumé à ses manigances et à ses ruses. Je me contentais de faire de grands sourires et d'opiner du chef, comme un frère qui donne sa bénédiction. Alors son regard se glaçait, sa voix se faisait cinglante et le malheureux, si soudainement congédier, n'avait plus qu'à battre piteusement en retraite.
Gié Bele, elle, ignorait ces jeux. Elle était aussi pure que les danses qu'elle exécutait. Quand un jeune homme s'approchait d'elle, elle le considérait avec tant d'étonnement et de candeur qu'après avoir balbutié quelques mots, il baissait les yeux, rougissait et s'éclipsait furtivement. Son innocence même la rendait inviolable, une innocence qui faisait honte au galant comme s'il s'était conduit de façon indécente. Je restais à l'écart, doublement fier de ma fille; fier de la voir si belle et fier de savoir qu'elle saurait attendre l'homme qu'elle aimerait. Combien de fois depuis, ai-je regretté que les dieux ne m'aient pas terrassé à ce même instant en punition de ma vanité. Mais les dieux ont des châtiments bien plus cruels en réserve.
Le soir du troisième jour, quand les prêtres épuisés eurent annoncé que la cérémonie était terminée et qu'on pouvait se mettre au travail pour édifier la nouvelle communauté sur des terres consacrées, je dis à Varelli:
"demain, les femmes vont commencer à couper des branches pour faire des huttes et les hommes vont défricher les bords de la rivière. Le Roy a donné l'ordre que les semailles se fassent le plus rapidement possible et les colons n'auront besoin que d'abris rudimentaires pendant ce temps. Plus tard, avant la saison des pluies, nous tracerons les rues et nous ferons les habitations définitives. En attendant, les soldats vont se trouver inactifs, aussi, comme la nouvelle de notre installation a dû déjà parvenir à la capitale, je crois que nous devrions nous hâter d'aller rendre visite au chef, un centaure, pour lui faire connaître nos intentions. Nous emmènerons les soldats avec nous. Ils sont assez nombreux pour empêcher qu'on nous fasse prisonniers ou qu'on nous expulse, mais pas assez tout de même pour faire que nous venons en agresseurs."
Je me tournais ensuite vers Eskarina pour lui dire:
"Si je me présente à la cour du chef centaure en compagnie d'une jolie femme, ma mission paraîtra plus amicale qu'audacieuse. Puis-je te demander, Eskarina, de...
- De t'accompagner, Chevalier Ange, comme ton épouse?
- Oui, pour les apparences. A notre âge, le fait que nous prenions des chambres séparées ne suscitera pas d'étonnement. - A notre âge!" explosa-t-elle soudain. Mais elle se calma aussitôt.