la véritable histoire du Chevalier Ange Noir

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AngeNoir
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la véritable histoire du Chevalier Ange Noir

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De la véritable histoire du Chevalier Ange Noir
et de sa fille Gié Bele.

Bien que ce fût par pur esprit de vengeance que le Roy m'avait confié cette mission, je n'avais pas trop le droit de me plaindre puisque c'était de moi, que venait, au départ, cette idée de colonisation. De plus, pour être honnête, je commençais à me lasser de la vie oisive d'homme riche que je menais et je hantais la taverne de Lighthaven à l'affût d'une affaire extraordinaire qui m'appellerait au loin. En fait, j'aurais bien accueilli cette expédition si le Roy ne m'avait pas intimé l'ordre de rester sur place jusqu'à ce que les colons soient parfaitement installés. Je risquais d'être bloqué là pour une année, sinon davantage. Quand j'étais plus jeune et que mes chemins et mes jours me semblaient infinis, je ressentais moins le temps perdu, mais j'avais quarante deux ans et je haïssais l'idée de consacrer une des années qui me restaient à vivre à accomplir une tâche monotone dans un village sinistre alors que, peut-être, des occasions plus enthousiasmantes pourraient se présenter.
Je préparais néanmoins cette expédition avec le plus grand soin et je fis d'abord venir tous les membres de ma maisonnée pour les mettre au courant de ma mission.
"Je suis trop égoïste pour me passer de ma famille pendant si longtemps. Gié Bele, mon enfant, tu n'as jamais dépassé les chaussées de Lighthaven. Le voyage risque d'être pénible, mais si tu veux venir avec moi, je crois qu'il te saura profitable et que tu apprendras beaucoup de choses sur les pays que nous allons traverser."
- Et tu me le demande! s'exclama-t-elle. Mais... et mes études, père, à la Maison de l'Apprentissage des Manières?
- Tu n'auras qu'à dire à tes professeurs que tu pars en voyage et que ton père leur garantit que tu en apprendras davantage sur les routes qu'entre quatre murs.
J'aimerais que tu viennes aussi, Eskarina.
- Oh, oui, me répondit-elle immédiatement, les yeux brillants. Je suis contente que tu ne veuilles plus voyager seul. Si je peux être...
- Tu le seras. Une jeune fille de l'âge de Gié Bele a besoin d'un chaperon.
- Ah! fit-elle et l'éclat disparut de son regard.
- Une troupe de soldats et de paysans, ce n'est pas une compagnie idéale; je voudrais que tu ne quittes pas Gié et que tu dormes avec elle.
- Que je dorme avec elle, répéta Eskarina.
- Boccioni et toi, Russolo, je vous confie la garde de la maison et de toutes mes affaires.
Ils me promirent de s'occuper de tout et m'assurèrent que je retrouverais ma maison en parfait état, quelle que soit la durée de mon absence.
"Je n'en doute pas, leur répondis-je. Et maintenant, Russolo, j'ai une commission pour toi."
Je l'envoyais chercher les sept vieux soldats qui m'avaient déjà servi d'escorte. Je fus attristé, mais pas réellement surpris, quand il revint en m'annonçant que trois d'entre eux étaient morts. Les quatre restants n'avaient pas rajeuni, mais il répondirent sans hésitation à mon appel. Ils se présentèrent bravement devant moi, se redressant du mieux qu'ils le pouvaient pour que je ne voie pas leurs muscles avachis et leurs articulations noueuses. Ils parlaient et riaient très haut pour détourner mon attention des rides et des plis de leur visage. Je ne leur fis pas l'insulte de le leur faire remarquer; leur empressement à accepter ma proposition était une preuve de leur vaillance et je les aurais engagés même si je les avais vus arriver appuyés sur des bâtons. Je leur expliquai en quoi consisterait notre expédition, puis-je m'adressai personnellement au plus âgé, mon frère Varelli, ce qui m'a toujours semblé signifier: Furieux contre tous.
"Les soldats du Roy et les deux cents civils nous attendent à Windhowl. Allez vous assurer qu'ils sont prêts à se mettre en route, Varelli. J'ai bien peur qu'ils n'aient pas pris toutes les dispositions nécessaires, ils n'ont pas l'habitude de voyager. Vous autres, allez acheter tout l'équipement et les provisions dont nous aurons besoin, vous quatre, ma fille, Eskarina et moi."
La façon dont les émigrants se comporteraient pendant le voyage me préoccupait davantage que l'accueil que leur réserverait la population de Stoneheim. Ces gens étaient des paysans, comme ceux que je devais escorter. Je comptais même qu'ils seraient heureux de l'arrivée de ces nouveaux colons avec qui ils pourraient se mélanger et se marier.
Les habitants de Stoneheim n'ont jamais cherché à se soumettre au tribut, car excepté les produits agricoles, ce pays n'a guère de trésors à offrir. Leur principale richesse leur vient de sources d'eau chaude, difficilement confiscables et de toute manière ils n'avaient jamais fait de difficulté pour nous céder des fioles d'eau minérales au goût et à l'odeur atroces, mais très réputée comme fortifiant. Les médecins prescrivaient souvent à leurs malades d'aller dans ce pays pour se baigner dans ces eaux chaudes et puantes et les indigènes avaient construit plusieurs auberges relativement luxueuses à proximité des sources. En somme, je n'avais pas grand-chose à redouter d'une population de cultivateurs et d'aubergistes.
Le lendemain, je vis revenir Varelli qui me dit:
"Vous aviez raison, Chevalier Ange. Ces rustres avaient pris leurs meules à grain et les effigies de leurs dieux préférés, au lieu d'emporter des semences et de la farine de blé pour le voyage. Ils ont fort rouspété, mais je les ai obligés à abandonner tout ça.
- Et ces gens, pensez-vous qu'ils vont pouvoir former une communauté capable de se suffire à elle-même?
- Je crois. Ce sont tous des paysans, mais il y en a parmi eux qui sont aussi maçons, plâtriers ou charpentier. Toutefois, ils se plaignent d'une chose: ils n'ont pas de prêtres parmi eux.
- Je n'ai jamais vu une communauté s'installer quelque part sans qu'aussitôt une multitude de prêtres surgisse d'on ne sait où, exigeant d'être bien nourrie, crainte et respectée."
Cependant, je prévins le palais et on nous attribua six ou sept prêtres novices, si jeunes que leur robe noire n'avait pas eu le temps de s'imprégner de sang et de crasse.
Je franchis la chaussée de Lighthaven avec Eskarina et Gié Bele la veille du jour fixé pour le grand départ et nous passâmes la nuit à Windhowl. Je me présentai, donnai l'ordre d'être prêt à partir aux premières lueurs de l'aube et vérifiais que les chargements étaient équitablement répartis entre tous. Mes quatre sous-officiers rassemblèrent les soldats du Roy et je les passai en revue, ce qui suscita des sarcasmes étouffés dans les rangs.
Les civils durent certainement n'en penser pas moins, car leurs griefs étaient nombreux, le principal étant qu'ils n'avaient jamais voulu émigrer. Le Roy avait omis de me dire que ce n'étaient pas des volontaires mais un "surplus de population" ramassé par ses troupes. Ces gens avaient, à juste titre, l'impression d'avoir été bannis. Les soldats étaient tout aussi mécontents; ils n'appréciaient pas ce rôle de gardiens qu'on leur faisait jouer et rechignaient à partir si loin de Windhowl, non pas vers quelque champ de bataille glorieux, mais vers une monotone garnison. Pour toutes ces raisons, j'appréhendais fort être en butte à des mutineries et à des désertions.
Moi aussi, j'ai souvent eu envie de déserter. Les soldats au moins, savaient marcher, mais les civils traînaient, s'égaraient; ils avaient mal aux pieds, ils boitaient, ils grognaient, ils pleurnichaient. Il y en avait toujours un qui avait envie de se reposer. Les femmes demandaient sans cesse à s'arrêter pour donner le sein à leurs enfants. Les prêtres devaient faire halte à heure fixe pour adresser des prières à tel ou tel dieu. Quand j'imposais une allure rapide, les paresseux se plaignaient que j'allais les tuer. Quand je ralentissais pour faire plaisir aux traînards, les autres prétendaient qu'ils seraient morts de vieillesse avant d'arriver à destination.
La seule chose qui rendait mon voyage agréable, c'était la présence de Gié Bele. Elle s'extasiait joyeusement devant chaque paysage nouveau. Elle trouvait toujours quelque chose qui lui réjouissait les yeux et le cœur.
Nous suivions la principale route de commerce du sud qui traverse des endroits magnifiques, mais trop connus pour Eskarina, mes sous-officiers et moi. Quant aux émigrants, ils étaient incapables de se passionner pour autre chose que leurs malheurs personnels. Même si nos avions parcouru le désert de Raven Dust je crois que Gié Bele l'aurait trouvé merveilleux.
Parfois, elle se mettait à chanter sans raison apparente, comme un oiseau; elle avait récolté à l'école de nombreux lauriers pour ses talents à chanter et à danser. Quand elle chantait, même le plus grincheux cessaient un moment de geindre pour l'écouter. Quand elle n'était pas trop fatiguée par la longue journée de marche, elle éclairait notre sombre nuit en dansant après le repas du soir. Un de mes vieux soldats l'accompagnait à la flûte et ces soirs-là, les gens allaient se coucher sur le sol raboteux en gémissant un peu moins qu'à l'ordinaire.
Vingt jours après notre départ de Lighthaven -il en aurait fallu douze pour un marcheur aguerri et peu chargé- nous arrivâmes à Raven's Dust que je connaissais depuis longtemps. Après y avoir passé la nuit, nous obliquâmes vers le nord-est, sur une petite route qui était nouvelle pour tout le monde. Le chemin serpentait à travers d'agréables vallées verdoyantes et de jolies montagnes bleues, peu élevées. Après quatre jours de marche nous nous trouvâmes dans une vallée très dégagée où un gué traversait un cours d'eau large, mais peu profond. Je pris un peu d'eau dans ma main pour la goûter. Varelli s'approcha de moi et me demanda:
"Qu'en pensez-vous?
- Elle n'est ni amère, ni chaude, ni malodorante. C'est de l'eau potable et elle pourrait servir à arroser ces terres qui paraissent riches. Je ne vois aucune habitation, ni aucune culture. Je crois que c'est l'endroit idéal pour fonder Stonecrest. Allez le leur dire."
Varelli se retourna et se mit à hurler:
"Posez vos paquets. On est arrivé!
- Qu'ils se reposent aujourd'hui. On se mettra au travail demain.
- Demain, s'écria un prêtre à côté de moi, après-demain et après après-demain seront des journées réservées à la consécration de la terre. Avec votre permission, bien entendu.
- C'est la première colonie que je fonde, jeune seigneur prêtre, je n'ai pas l'habitude de toutes ces formalités. Faites tout ce que demandent les dieux."
Oui, c'est exactement les paroles que j'ai prononcées, sans penser qu'elles seraient considérées comme une permission à tous les abus de la religion, sans prévoir la manière dont elles pourraient être interprétées et sans me douter le moins du monde que je les regretterais amèrement toute ma vie. La cérémonie de consécration des terres dura trois jours entiers, avec prières, invocations et fumées d'encens. Certains rites étaient uniquement l'affaire des prêtres, mais d'autres requéraient la participation de tous. Je ne fis aucune objection car soldats et colons se réjouissaient à l'idée de ces journées de repos et de détente. Gié Bele et Eskarina étaient, elles aussi, visiblement ravies d'avoir l'occasion de revêtir des habits plus riches plus féminins que la tenue de voyage qu'elles avaient sur le dos depuis si longtemps.
La plupart des hommes de la caravane avaient femme et enfants; cependant, il y avait deux ou trois veufs qui profitèrent de la fête pour faire, l'un après l'autre, la cour à Eskarina. Certains jeunes garçons firent également des avances maladroites à Gié Bele. Je ne pouvais les critiquer car Eskarina et Gié Bele étaient infiniment plus belles, plus fines et plus désirables que les paysannes lourdes et trapues qui les accompagnaient.
Quand elle croyait que je ne la voyais pas, Eskarina repoussait avec hauteur les hommes qui venaient lui demander de danser avec eux ou qui trouvait un prétexte quelconque pour s'approcher d'elle. Mais parfois, quand elle savait que j'étais dans les parages, elle aguichait outrageusement un pauvre rustre avec des yeux et un sourire si doux que le malheureux en transpirait d'émotion. Je voyais bien qu'elle agissait ainsi pour me montrer qu'elle était encore une femme attirante. Pour moi, contrairement à ces paysans qui l'adulaient, j'étais depuis longtemps accoutumé à ses manigances et à ses ruses. Je me contentais de faire de grands sourires et d'opiner du chef, comme un frère qui donne sa bénédiction. Alors son regard se glaçait, sa voix se faisait cinglante et le malheureux, si soudainement congédier, n'avait plus qu'à battre piteusement en retraite.
Gié Bele, elle, ignorait ces jeux. Elle était aussi pure que les danses qu'elle exécutait. Quand un jeune homme s'approchait d'elle, elle le considérait avec tant d'étonnement et de candeur qu'après avoir balbutié quelques mots, il baissait les yeux, rougissait et s'éclipsait furtivement. Son innocence même la rendait inviolable, une innocence qui faisait honte au galant comme s'il s'était conduit de façon indécente. Je restais à l'écart, doublement fier de ma fille; fier de la voir si belle et fier de savoir qu'elle saurait attendre l'homme qu'elle aimerait. Combien de fois depuis, ai-je regretté que les dieux ne m'aient pas terrassé à ce même instant en punition de ma vanité. Mais les dieux ont des châtiments bien plus cruels en réserve.
Le soir du troisième jour, quand les prêtres épuisés eurent annoncé que la cérémonie était terminée et qu'on pouvait se mettre au travail pour édifier la nouvelle communauté sur des terres consacrées, je dis à Varelli:
"demain, les femmes vont commencer à couper des branches pour faire des huttes et les hommes vont défricher les bords de la rivière. Le Roy a donné l'ordre que les semailles se fassent le plus rapidement possible et les colons n'auront besoin que d'abris rudimentaires pendant ce temps. Plus tard, avant la saison des pluies, nous tracerons les rues et nous ferons les habitations définitives. En attendant, les soldats vont se trouver inactifs, aussi, comme la nouvelle de notre installation a dû déjà parvenir à la capitale, je crois que nous devrions nous hâter d'aller rendre visite au chef, un centaure, pour lui faire connaître nos intentions. Nous emmènerons les soldats avec nous. Ils sont assez nombreux pour empêcher qu'on nous fasse prisonniers ou qu'on nous expulse, mais pas assez tout de même pour faire que nous venons en agresseurs."
Je me tournais ensuite vers Eskarina pour lui dire:
"Si je me présente à la cour du chef centaure en compagnie d'une jolie femme, ma mission paraîtra plus amicale qu'audacieuse. Puis-je te demander, Eskarina, de...
- De t'accompagner, Chevalier Ange, comme ton épouse?
- Oui, pour les apparences. A notre âge, le fait que nous prenions des chambres séparées ne suscitera pas d'étonnement. - A notre âge!" explosa-t-elle soudain. Mais elle se calma aussitôt.



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AngeNoir
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Message : # 662Message non lu AngeNoir »

Il poursuivit aussi longtemps sur le même thème et me remit des cadeaux en échange de ceux que je lui avais apportés de la part du Roy. On nous traita princièrement et nous dûmes nous forcer à avaler cette horrible eau minérale dont les habitants de Stoneheim sont si fiers, en nous léchant les babines pour leur faire croire que nous nous régalions. Toutes ces choses sont restées obscures pour moi, parcequ'un autre événement est survenu peu après qui a laissé une telle marque dans mon souvenir qu'il a occulté tous ce qui s'était passé juste avant. Je me souviens que nous avons quitté nos hôtes après maintes salutations et que toutes la populations étaient venue dans la rue pour nous acclamer. Il me semble qu'il nous a fallu aussi cinq jours pour revenir...
Le jour tombait quand nous arrivâmes au bord de la rivière sur la rive opposée à Stonecrest. Très peu de huttes paraissaient avoir été construites depuis notre départ, mais il devait y avoir une autre fête en cours, car on voyait plusieurs feux flamber très haut et très fort, bien que la nuit ne fût pas encore tout à fait installée.
Au lieu de passer tout de suite sur l'autre rive, nous nous arrêtâmes un moment pour écouter les cris et les rires qui nous parvenaient et jamais ces manants ne nous avaient semblé si joyeux. Soudain, un homme surgit de la rivière. En nous apercevant, il accourut en pataugeant dans l'eau et me salua respectueusement:
"Bien sûr, on ne dira rien. Je suis à ta disposition. Pourtant Seigneur Ange, tu m'avais précédemment donné l'ordre de ne pas quitter Gié Bele. Si je viens avec toi, que deviendra-t-elle?
- C'est vrai, père, que deviendrai-je? me demanda ma fille en me tirant par la cape. Est-ce que je viens avec vous, moi aussi, père?
- Non, tu resteras ici, mon enfant. Je ne pense pas rencontrer des difficultés en chemin, mais on ne sait jamais. Ici, tu es en sécurité. La présence des prêtres est suffisante pour décourager quiconque de vous attaquer. Tu cours moins de danger ici que sur la grand-route, Gié Bele, et nous serons bientôt de retour."
Elle avait l'air si déçu que j'ajoutai:
"Quand je reviendrai, nous aurons tout notre temps et je te promets de te faire visiter le pays. Nous partirons tous les deux, Gié Bele, libres et légers comme deux oiseaux.
- Oh, oui, ce sera encore mieux, fit-elle en s'illuminant. Rien que toi et moi. Je veux bien rester ici, père, et le soir, quand les hommes seront fatigués par leur journée de travail, je leur ferai oublier leur lassitude en dansant pour eux."
Bien que nous fussions débarrassés de la caravane des colons, il nous fallut cinq bonnes journées pour atteindre la capitale. Je me souviens que nous fûmes très aimablement accueillis par le chef et son épouse, mais je ne me rappelle pas leur nom, ni combien de jours nous fûmes leurs hôtes dans l'édifice bien délabré qu'ils appelaient palais. J'ai encore en mémoire les paroles que m'adressa le chef: "Ces terres que vous avez occupées, Chevalier Ange, sont parmi les plus belles et les plus fertiles de notre pays, mais, s'empressa-t-il d'ajouter, nous n'avons personne pour les cultiver. Vos colons sont donc les bienvenus. Une nation profite toujours d'un apport de sang neuf."
"Salut à vous! Soyez le bienvenu au village, Seigneur Ange. Nous avions peur que vous manquiez toute la cérémonie.
- Quelle cérémonie? fis-je. Je ne connais aucune cérémonie où les participants doivent se mettre à l'eau.
- Oh, c'est une idée à moi, s'esclaffa-t-il. J'ai eu si chaud en dansant et en m'amusant que j'ai eu envie de ma rafraîchir un peu. Mais j'ai déjà été béni par l'os."
Je me taisais et il dû prendre mon silence pour de l'incompréhension, car il poursuivit:
"Vous avez dit vous-même aux prêtres de faire tout ce que demandaient les dieux.
Vous savez sûrement que le mois des moissons était déjà bien entamé quand vous êtes partis et qu'on n'avait pas encore prié les dieux de bénir le défrichage des terres pour pouvoir commencer à planter."
Je savais tout cela, en effet, mais je voulais repousser une pensée qui me broyait le coeur. Le drôle continua ses explications, comme s'il était fier d'être le premier à me mettre au courant.
"Certains d'entre nous voulaient attendre votre retour, Seigneur Chevalier. Mais les prêtres ont dû hâter les préparatifs et les préliminaires. Vous savez qu'on n'avait pas grand-chose pour régaler l'élue, ni d'instruments pour faire de la bonne musique... Alors, on a chanté très fort et on a brûlé de l'encens. Comme il n'y avait pas de temple pour les accouplements indispensables, les prêtres ont béni un endroit d'herbe tendre caché par des buissons et je vous assure que les volontaires n'ont pas manqué. Certains y sont même retournés plusieurs fois.
On s'est tous mis d'accord pour faire honneur à notre commandant, même en son absence et le choix de l'élue a été unanime. Vous arrivez juste à temps pour voir le dieu représenté dans la personne de..." Il s'arrêta net, car je venais de lui balancer ma vipérine au travers de la gorge. Eskarina poussa un cri et derrière elle, les soldats allongeaient le cou, les yeux écarquillés. L'homme tangua, la tête légèrement penchée, remuant silencieusement la bouche et les lèvres béantes et rouges qui venaient de s'ouvrir sous son menton. Soudain, sa tête partit en arrière, le sang gicla et il s'écroula à mes pieds.
"Pourquoi? Pourquoi as-tu fait ça? dit Eskarina, hébétée.
- Silence!" hurla Varelli. Il me saisit par le bras, sinon je serais tombé et me dit: "Il est peut-être encore temps, Ange.
- Non, c'est trop tard, répondis-je en secouant la tête. Vous avez entendu, il a dit qu'il avait été béni par l'os. Tout est accompli, comme les dieux l'ont demandé."
Salah Jadallah, un camarade de Varelli me prit l'autre bras et me demanda:
"Voulez-vous nous attendre ici, Ange, pendant que nous allons voir ce qui se passe de l'autre côté?
- Non. Je suis toujours le chef. C'est moi qui décide de tout ce qui se fait à Stonecrest."
Le vétéran hocha la tête, puis il cria aux soldats qui attendaient sur le sentier:
- "Mettez-vous en ligne de chaque côté de la rivière. En vitesse!
- Dites-moi ce qui se passe, implorait Eskarina, en se tordant les mains. Dites-moi ce que nous allons faire.
- Rien, coassai-je. Tu ne fais rien, Eskarina." Je ravalai les sanglots qui montaient dans ma gorge en faisant des efforts surhumains, pour ne pas m'effondrer. "Tu n'as rien d'autre à faire qu'à rester ici. Quoi qu'il arrive, ne bouge pas tant que je ne serai pas venu te chercher.
- Il faut que je reste ici toute seule, avec ça? s'écria-t-elle en montrant le cadavre.
- Tu n'as rien à craindre de lui. Il a eu de la chance. Dans mon premier mouvement de fureur, j'ai été trop rapide. Il s'en est bien tiré, celui-là.
- Soldats! hurla Varelli. Encerclez le village. Personne ne doit s'échapper. Ensuite, vous attendrez les ordres. Venez, mon frère, puisque vous jugez qu'il le faut.
- Oui. Il le faut", dis-je en entrant le premier dans l'eau.
Gié Bele m'avait dit qu'elle danserait pour les habitants de Stonecrest et, en effet, elle dansait, mais pas de cette façon pudique et retenue que je lui connaissais. Dans la pénombre empourprée créée par le crépuscule et la lueur des feux, je vis qu'elle était complètement nue, qu'elle se mouvait sans grâce en jetant indécemment les jambes en tous sens, tandis qu'elle agitait deux os blancs au-dessus de sa tête, avec lesquels elle donnait, de temps à autre, un petit coup sur les personnes qui passaient à sa portée. Elle ne portait que le collier de diamants que je lui avais offert pour ses quatre ans et auquel j'avais ajouté une pierre à chacun de ses anniversaires. Ses cheveux, habituellement sagement nattés, étaient défaits et se répandaient sur ses épaules. Les bâtons blancs qu'elle agitait, c'étaient ses propres fémurs, mais les mains qui les tenaient étaient des mains d'homme, tandis que les siennes, à moitié coupées, pendaient à ses poignets.
Au moment où je pénétrais dans le cercle des danseurs, tout le monde m'acclama. L'effigie de Gié Bele s'approcha de moi en se trémoussant et en levant l'os luisant comme pour me donner une bénédiction avant que je la serre dans une étreinte paternelle. Cette chose obscène vint près de moi et je vis ses yeux qui n'étaient pas ceux de Gié Bele. Alors, les pieds cessèrent de s'agiter, stoppés dans leur trépignement par mon regard de haine et de dégoût. Au même instant, la foule joyeuse s'arrêta de rire et de danser et les gens, mal à l'aise, se rendirent compte qu'ils étaient encerclés par les soldats. J'attendis que le silence se fût complètement établi; on n'entendait plus que le crépitement du feu. Alors, sans m'adresser à personne en particulier, je dis:
"Saisissez-vous de cette infâme créature, mais faites doucement, car c'est tout ce qu'il reste de ma fille."
Le prêtre recouvert de la peau de Gié Bele était figé de stupeur; deux soldats s'emparèrent de lui. Les autres prêtres s'avancèrent alors en se frayant un chemin parmi la foule, en protestant avec véhémence contre cette interruption de la cérémonie. Je les ignorai et dis aux hommes qui tenait le prêtre-dieu:
"Son visage a été séparé de son corps. Enlevez-le avec le plus grand soin. Apportez-le respectueusement près d'un feu et après avoir adressé une prière à celle qui lui a donné la beauté, brûlez-le. Rapportez-moi les diamants qu'elle avait autour du cou."
Je détournai le regard pendant qu'ils exécutaient mes ordres. Les prêtres suffoquaient d'indignation, mais Varelli les rudoya si furieusement qu'ils se firent aussi tranquilles et aussi soumis que le reste de l'assistance.
"C'est fait, Chevalier Ange", me dit l'un de mes hommes en me tendant le collier. Quelques pierres étaient rougies par le sang de Gié Bele. Je me tournai vers le prêtre captif. Il n'avait plus les cheveux et les traits de ma fille et son visage était déformé par la terreur.
"Couchez-le sur le dos, là. Faites bien attention de ne pas abîmer la chair de ma fille. Clouez-lui les mains et les pieds au sol."
Comme tous les prêtres que j'avais emmenés, il était très jeune. Il cria comme un petit garçon quand on lui enfonça le premier pieu dans la main gauche. Il hurla quatre fois en tout. Les autres prêtres et les colons commençaient à s'agiter et à murmurer, inquiets, à juste titre, de leur propre sort. Mais les soldats étaient armés et personne n'osa donner le signal de la fuite.
"Préparez de l'eau de chaux très concentrée et répandez-la sur la peau. Vous continuerez à en verser pendant toute la nuit pour qu'elle soit complètement imprégnée. Ensuite nous attendrons que le soleil se lève."
Varelli me lança un coup d'oeil approbateur.

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AngeNoir
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Message : # 663Message non lu AngeNoir »

"Et les autres. Nous attendons vos ordres, Chevalier Ange."
Sous le coup de la peur, l'un des prêtres vint se jeter entre nous et, s'agenouillant devant moi en attrapant le bord de ma cape avec ses mains ensanglantées, me dit:
"Chevalier commandant, c'est avec votre permission que nous avons fait cette cérémonie. Tout le monde ici serait réjoui que l'on choisisse son fils ou sa fille, mais c'est la vôtre qui répandait le mieux à toutes les exigences. Une fois désignée par la population et acceptée par les prêtres, vous n'auriez pas pu refuser de la livrer."
Il baissa les yeux sous mon regard et balbutia:
"A Lighthaven, en tous les cas, vous n'auriez pas pu refuser." Il tira sur ma cape et ajouta d'une voix implorante: "Elle était vierge et suffisamment développée pour tenir son rôle de femme. Vous me l'avez dit vous-même, Seigneur Chevalier: faites tout ce que vous demandent les dieux. La Mort Fleurie de votre fille a consacré la nouvelle colonie et assuré la fertilité de la terre. Vous n'auriez pas pu refuser cette bénédiction. Croyez-moi, Chevalier commandant, nous avons seulement voulu rendre hommage à Artherk... à votre fille et... à vous-même!"
Je lui donnai un coup si violent qu'il vacilla et je dis à Varelli:
"Savez-vous quel genre d'hommages on rend dans ses circonstances?
- Oui, mon frère.
- Alors vous savez ce qu'on a fait à cette pauvre innocente. Faites la même chose à ces ordures. Tout ce que vous voudrez. Vous avez assez de soldats; ils pourront tout se permettre et qu'ils prennent leur temps! Ensuite je veux qu'il ne reste pas un seul survivant à Stonecrest. Ce fut le dernier ordre que je donnai dans ce maudit lieu. Varelli se chargea de tout. La foule se mit à hurler comme si elle était déjà à l'agonie, mais les soldats furent prompts à exécuter les instructions. Pendant que quelques-uns d'entre eux rassemblaient les hommes adultes et les tenaient sous bonne garde, les autres posaient leurs armes et retiraient leurs vêtements pour se mettre à l'oeuvre. Quand l'un d'entre eux était fatigué, il changeait de place avec un camarade de la garde.
Toute la nuit, j'assistai à ce spectacle, éclairé par les grands feux qui brûlèrent jusqu'au matin. Je ne voyais pas réellement ce qui se déroulait sous mes yeux; je ne prenais aucun plaisir à ma vengeance. J'entendais et je voyais seulement Gié Bele danser gracieusement, accompagnée de la flûte. Voici exactement comment les choses se passèrent:
les plus jeunes enfants et bébés en maillot furent mis en morceaux par les soldats, lentement comme on pèle et on coupe un fruit avant de le manger, sous les yeux de leurs parents. Les autres, garçons et filles, jugés assez grands pour servir sexuellement, furent violés par les troupes, tandis qu'on obligeait leurs soeurs et leurs frères aînés ainsi que leur père et leur mère à regarder. Quand ces enfants furent dans un tel état qu'on ne pouvait plus les utiliser, les soldats les laissèrent mourir. Ils s'emparèrent ensuite des adolescents, filles et garçons et des jeunes gens et des jeunes femmes. J'ai déjà dit que les prêtres étaient jeunes et ils furent tous pris dans le lot. Le prêtre qui était cloué au sol assistait à tout cela en gémissant. Mais, même dans leur fureur lubrique, les soldats avaient senti qu’ils ne devaient pas toucher à celui-là.
De temps à autre, les hommes parqués dans un coin essayaient de se libérer quand ils voyaient violer leur femme, leur soeur ou leur fille. Mais le cordon de gardes les tenait prisonniers et ne les laissait même pas se détourner du spectacle. Quand ils eurent terminé avec les jeunes, les soldats, quoique leurs appétits et leurs capacités se fussent considérablement émoussés, réussirent à violer les femmes d’âge mûr et même les deux ou trois grand-mères qui étaient du voyage.
Le soleil était déjà haut quand ils achevèrent leur tâche. Varelli leur donna l’ordre de relâcher les hommes. Alors les pères, les frères et les oncles des victimes allèrent se jeter sur les corps désarticulés et souillés de sang. Avec leurs couteaux d’obsidienne, les soldats les mutilèrent et les tuèrent.
Pendant ce temps, le prêtre écartelé était resté bien tranquille, espérant peut-être qu’on l’avait oublié. Mais à mesure que le soleil montait, il comprit que sa mort serait encore plus atroce que les autres car, saturée d’eau de chaux, la peau commençait lentement mais inexorablement à se rétracter en séchant. La peau de Gié Bele resserrait son étreinte sur la poitrine du prêtre. Il suffoquait.
Le cou, les poignets et les chevilles de Gié Bele le serraient comme un garrot. La figure, les mains et les pieds du prêtre prirent une vilaine couleur pourpre. De ses lèvres béantes, s’échappait un "euh... euh.. euh..." qui devenait de plus en plus inaudible.
Les soldats parcouraient le terrain, examinant chaque cadavre pour s’assurer que, selon mes ordres, pas un seul survivant ne réchapperait.
Plus rien ne nous retenait à Stonecrest, sauf le spectacle du prêtre en train de mourir.
Avec quatre de mes compagnons, je m’approchai de lui pour le regarder agoniser. La peau le comprimait de plus en plus. Son torse et ses membres étaient de plus en plus minces, tandis que ses extrémités enflaient. Sa tête était une informe courge noire.
Il était encore vaguement en vie, mais notre vengeance était accomplie. Varelli donna aux soldats l’ordre de se préparer à partir et pendant ce temps, je repassai le gué avec trois autres vétérans pour retourner à l'endroit où attendait Eskarina. Sans dire un seul mot, je lui montrai les diamants ensanglantés. Je ne savais pas au juste ce qu'elle avait vu, entendu et deviné et je ne sais pas non plus de quoi j'avais l'air à cet instant. Elle posa sur moi un regard plein d'horreur, de pitié, de reproche et de tristesse -c'était l'horreur qui dominait- elle se déroba quand je voulus poser ma main sur son bras. "Allons, viens, Eskarina, lui dis-je d'un ton froid. Nous rentrons."

A ma fille Lazion,
Ange Noir.


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